christophe grossi | lirécrire

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dans le temps de l’autre


 
 
 
Tu coupes l’alarme avant qu’elle se déclenche – les oiseaux t’ont réveillé à l’aube –, te lèves sans personne réveiller ni rien bousculer, t’asperges tout le corps avec une eau à 38°, te prépares en deux temps trois mouvements – tu as eu le temps de répéter ces gestes-là dans la nuit – et sors. Tu marches dans la ville. Oiseaux encore, courriel de bifurcation que tu voudrais mieux saluer, mieux accompagner, personne devant, la lumière est aveuglante, un peu. Sous la ville tu ne regardes pas les autres, tu répètes encore. Quelques mots, ceux qui introduisent, les plus importants crois-tu, comment débuter ? Maintenant, tu cherches le numéro du quai et un café en slalomant avec la lumière rasante et argentée. Clope, journal, twitts, le silence dedans. Après tu montes dans le train (il faut bien monter dans le train si tu veux avancer, tu es venu pour ça non ?, pour prendre un train et non pas habiter le verbe partir).
Une fois l’Île-de-France dans le dos, une fois Le Monde replié en quatre, tu lèves le nez et jettes un oeil sur ta gauche. Là, depuis ta place, à travers la vitre et sans même avoir à te déplacer, tu ressens, à la vue de ce vert gras, épais et appétissant de la campagne bourguignonne, un premier dépaysement, puis un deuxième, très vite un troisième – tout se modifiant rapidement dehors (comme toujours quand on traverse les paysages à une allure tégévée). Tu ne peux t’empêcher de coller le téléphone portable contre la ville, geste de plus en plus courant chez toi, ridicule, pavlovien presque. Après ces dépaysements furtifs, tu rejoins déjà une autre ville, en l’occurrence Dijon où tu n’étais pas retourné depuis 2005 (et tu te souviens que tu n’avais pas aimé ce que tu avais entraperçu d’elle à ce moment-là). À l’arrivée, un homme en polo rouge, souriant, l’affiche du festival dans les mains, t’attend. À partir de maintenant tu travailles, tu ne te promènes plus, tu te concentres, tu te raidis même si tu tentes quelques jeux de mots dans la voiture. Et d’ailleurs tu te mets à trop parler, tes mots perlent, c’est ta peur, la peur que ça foire (l’image d’un autre festival te pollue depuis plusieurs jours : tu étais revenu défait de là, en rentrant tu avais écrit à l’organisateur que tu n’étais pas content de toi et lui n’avait jamais pris le temps de répondre à ton courriel d’excuses, vomissures invisibles et mépris habituels de quelques-uns qui se plaisent à utiliser l’autre pour leur propre reconnaissance).
Téléphone en charge, clope, texto, préparation de la discussion avec l’auteur que tu as rencontré dans un passé proche, allées et venues dans la médiathèque, clope, café, pas de brioche non merci, pas faim. Vous vous installez dans la salle. Chaises qui remuent, brouhaha, discours, silence, c’est parti. Tu parles – tu es là pour ça : causer, faire parler, écouter, poser des questions, rebondir – et tu regardes autour de toi sans montrer que tu es effrayé de prendre la parole (parce que tu es payé pour ça ?). Le temps passe, tu te sens mieux, l’auteur est généreuse et joue le jeu, le public sourit mais maintenant c’est fini. Plutôt que de profiter de ce moment tu penses déjà à la rencontre suivante qui te perturbe depuis plusieurs jours. Trois auteurs à interroger en une heure trente alors que tes questions te permettraient de tenir un siège et tu crains qu’il n’y ait pas d’équité possible (tu penses à la dernière présidentielle, au temps de parole alloué à chacun). C’est insensé alors tu sors fumer, fais le tour de la soucoupe volante (appellation officielle), du hangar à avions (nom officieux), dedans dehors, et là, après avoir observé la structure du bâtiment, le rouge des deux chaises métalliques rivetées au sol et leur ombre sur le bitume, tu sors l’appareil photo. Les marques au sol te rappellent les dessins à la craie qu’enfant tu aimais tracer et aligner, des dessins qui signifiaient aux autres et peut-être aussi à toi-même que tu étais passé à cet endroit (car, comme le soleil sait créer des formes surprenantes au pied de ses obstacles (créés de toutes pièces ou bâtis et détruits par les hommes) contre lesquels il vient buter ou qu’il contourne, embrasse, traverse, toi aussi tu avais eu enfant ce pouvoir là, celui de participer à la création, à la modélisation et à la destruction – même partiellement, même temporairement, même de manière fugace et fragile – du monde). C’est ce que tu dois rechercher à travers ton énième photo ratée.
Un déjeuner au soleil mais pas faim, toujours pas.
Nouveau déplacement avec dépaysement fugace en voiture où longer les vignobles avant les rencontres suivantes qui se dérouleront plutôt bien et la lecture-concert d’une grande élégance, un duo, homme et femme, et quelle classe que ces deux-là, chacun et ensemble. Maintenant il pleut et tout le monde a soif et faim, toi aussi. Au cours du dîner tu n’oses pas dire que tu les aimes, ce chanteur et cette comédienne que tu as trouvé si beaux sur scène tout à l’heure. Alors tu sors fumer. Devant le resto, un homme te demande si la gare est ouverte toute la nuit, il a besoin de trouver un coin où dormir, mais tu lui réponds, embarrassé, culpabilisant et honteux de ne pas savoir, que tu n’es pas de Dijon, que tu ne sais pas, qu’il devrait demander au barman qui est sans doute de la ville ou des environs, et doit savoir, lui, si la gare a des chances d’être ouverte toute la nuit (ce qui t’étonnerait vu ce qui se pratique ailleurs) et cet homme trouve ballot (c’est son mot) que tu ne sois pas de Dijon (tu ne comprends pas s’il s’en veut d’être tombé sur un étranger, un ignorant, ou s’il ne te croit pas). Il pleut à torrents, cet homme est déjà tout ruisselant, tu le regardes partir, parler à quelqu’un devant qui n’est plus toi mais l’ombre qu’il vient de croiser. Toi aussi maintenant tu es trempé mais contrairement à cet homme on t’a réservé une chambre d’hôtel, tu vas dormir à l’abri et pouvoir faire sécher tes habits.
Une phrase venue te percuter dans la journée revient au moment où tu cherches à étendre ton pantalon, à suspendre ta veste, à faire sécher tes Converse : je n’étais pas seul je n’étais pas fou j’avais le corps enfermé dans le temps de l’autre.
Il est une heure du matin, un peu plus, tu as envie de fumer, il pleut toujours, chaleur moite dans la chambre. La fenêtre est ouverte, son rebord est assez large, tu vas t’asseoir là, fumer dans la nuit en regardant la pluie tomber. C’est le moment que choisit le gardien de l’hôtel pour fumer lui aussi et le moment que choisit quelqu’un en face pour se déshabiller devant sa fenêtre. Tu aimerais qu’il/elle ne te remarque pas. Tu n’es pas un voyeur, je ne suis pas un voyeur, je fume, te dis-tu. Bien entendu la personne en face ouvre sa fenêtre et, sans même avoir à tourner la tête, tu perçois ses mouvements, les allers et retours, appartement/fenêtre. Tu comprends que cet homme (car c’est un homme, tu en es certain) est en train de se pencher à la fenêtre alors qu’il est nu (tu crois qu’il est nu, tu n’es pas sûr, je n’irai pas vérifier, penses-tu). Tu ne termines pas ta roulée pour autant (j’étais là le premier, te dis-tu, et tu ne fais rien de mal, et ce n’est pas moi qui m’exhibe devant la fenêtre, penses-tu). Il s’en va et revient et se penche et s’en va et revient (ce jeu pourrait durer toute la nuit mais, post aspectum, animal triste, le type disparaît). À ce moment-là tu penses à LH, tu te demandes ce qu’il aurait écrit dans une situation comme celle-là et tu te mets à rire.
Boules Quies. Médocs. Rideau. Demain tu voudras visiter la ville mais tu ne le feras pas, tu entendras de belles choses, traverseras le pays dans l’autre sens, te pencheras à la fenêtre, photographieras la campagne, retrouveras la même gare que la veille, les deux mêmes lignes de métro, la même place du marché, le même boulevard, la même maison mais personne ne dormira cette fois, alors tu raconteras.


_photo : Marsannay-la-Côte, juin 2013

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
BY-NC-SA (site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne et dernière modification le samedi 15 juin 2013