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Avant | 11 juin 2003
J’ai commencé par corriger le nom de l’un des responsables de H&O dans mon journal. Je me suis rendu compte de l’erreur en relisant l’e-mail que je lui avais envoyé, son nom m’apparaissait soudain trop simple, j’ai comparé avec l’e-mail envoyé par lui, j’avais fait deux fautes d’orthographe dans son nom, ça m’a énormément contrarié. D’autant plus qu’il n’y a aucune nouvelle des éditions, et même si je veux croire en la phrase de Jean-Pierre, ça me laisse de drôles d’impressions – celle d’être oublié (déjà ?), celle d’être trahi (Dustan), celle d’être capricieux, celle d’avoir raté quelque chose (l’erreur d’orthographe sur le nom de l’éditeur, rédhibitoire). J’ai commencé par corriger tout de suite l’erreur dans le journal, pour enraciner au fond de moi l’orthographe exacte de Henri Dhellemmes – sur laquelle je sais que je ne ferai dorénavant plus jamais d’erreur. J’ai pensé envoyer un e-mail d’excuse – mais non, rassurez-vous…
« Cher Laurent Errhou… » Comment l’aurais-je vécu ?
Bref.
Il y a dix e-mails en attente sur AOL, je pense à Paul, à Chuck et Dave, à des photos qui m’attendent, je n’ai pas connecté le compte depuis vendredi dernier, cela fera presqu’une semaine. Je suis en manque, je le sens. En manque de branle. Je bande le matin, sous la douche, je bande dans la salle de bains, seul, je bande au lit, près de Jean-Pierre et nous jouissons ensemble, ou l’un après l’autre, l’un sur l’autre. Il y a des ouvriers le matin devant nos fenêtres lorsque nous prenons notre petit-déjeuner, l’un d’eux est très baisable, nous restons torse nu, caleçon ou slip selon que c’est Jean-Pierre ou moi, le gars nous salue, nous sourit, nous regarde à la dérobée, ce soir, tandis que je revenais vers la maison, il affichait une sorte de sourire narquois à mon attention, j’ai pensé qu’ils nous jugeait, Jean-Pierre ou moi, j’ai pensé aussi que Jean-Pierre lui avait fait un numéro, à poil devant la fenêtre – mon propre fantasme que je projetais, jaloux. Ce matin, après avoir chié, je me suis longuement lavé le cul, en écartant les fesses, en y faisant glisser un doigt, Jean-Pierre m’attendait pour me déposer au boulot, je bandais, me touchais, je ne regardais pas vers la petite fenêtre qui surplombe les toilettes, par laquelle je crois que les ouvriers ne peuvent pas regarder (elle est trop haute), j’avais envie pourtant que le gars passe devant, se rince l’œil, fantasme un peu, bande lui aussi. Je me suis rhabillé, on est parti : moi bosser, lui rejoindre ses parents.
Bosser – pour moi, c’est chiant en ce moment. Je ne parle que de ça, je n’ai donc pas envie d’en parler ici. Peut-être plus tard, peut-être ailleurs. Peut-être demain, peut-être que demain Jean-Pierre ira bosser, peut-être que la grève sera reconduite, peut-être que je n’ouvrirai pas le compte AOL et que je ne saurai pas qui m’a écrit – et si l’on m’a écrit. Il faudrait que je bande, que je branle, que je crache. Je me sèvre, je souffre du manque. De cela oui, je parle, le boulot non. Le boulot, non, je ne veux pas en parler, l’écriture… ?
J’ai vérifié les prochaines parutions de H&O, il n’y avait pas encore de titres pour la rentrée littéraire – mais le délai est trop court. Depuis l’e-mail, je voudrais que ça aille vite, je voudrais que ce soit signé, fait, réalisé. J’ai imaginé ce matin que dans la foulée, ils lisaient Dimanche, 20h.50, qu’ils le trouvaient plus abouti, prêt à publication immédiate, que l’on signait pour deux livres, ou trois. C’est pour ça (aussi) que je pense à Chuck et Dave (Chester et Paul). Je travaille, je mets en place la scène d’ouverture.
Il faut : terminer le travail sur le texte pour Marguerite.
Il faut : reprendre le travail sur les textes pour Kinu.
Il faudra : retravailler Femme qui marche.
Il faudrait : qu’il y ait un appel, qui confirme la bonne nouvelle, et que l’on signe ce foutu contrat. Qu’il y ait une date, une perspective. Il faudrait toujours plus que ce qu’il y a. Il faudrait simplement que je respire un bon coup, et que je laisse faire.
Écrire.
Me branler aussi. Bander, comme plus tôt, à la dictée des mots, ou seul sous la douche, l’épaisseur de la verge lorsque je ne l’ai pas encore manipulée, qu’elle bande mécaniquement, suivant les pensées, qu’elle se gonfle de sang, que le sang afflue vers la tête, vers le gland, que les corps caverneux se gorgent, que la main n’est pas encore venue serrer la hampe, que le sexe est lourd, empli, qu’il se tend par à-coups, qu’il est : magnifique.
J’aime une queue lourde, qui se dresse, se remplit de sang, promesse.
Je bande, oui, bien sûr.
Écrire. L’accompagnement. Ou : L’escalator. Trouver un titre, une histoire. Trouver le lien. Écrire les corps. Les hommes. Et Blandine sur l’escalator. Écrire. Croire que tout va bien se passer.
Avoir encore beaucoup de rêves, plein d’illusions, et surtout, surtout, ne pas les perdre.
Essayé de dormir un peu, me reposer. Mais.
Chester, Paul, Alberto et le narrateur sont dans une chambre d’hôtel, ils font l’amour, ils le font souvent, ils ne font que ça. Et puis le vol Washington-New York frappe la première tour du World Trade Center. Toutes les fenêtres de l’hôtel sont soufflées.
Le sexe. La mort.
Le narrateur est dans la première tour, un escalator fonctionne encore, qui monte, c’est-à-dire : le sens de la montée. Il y aurait Nicolas sur cet escalator. Et Blandine. Peut-être ?
Essayé de dormir. Mais.
Jean-Loup, Madeleine et Pierre sont dans l’appartement de Jean-Loup, qui est aussi celui de Madeleine, à présent. Ils boivent du vin rouge, ils dînent. Ils sont heureux. La vie continue. La vie est belle, pourrait-on dire.
Antoine est mort.
Et Nicolas, et Blandine.
Et peut-être, mais je ne le sais pas encore, Chester et Paul, faisant l’amour, jouissant quand les fenêtres de l’hôtel sont soufflées. Alberto ? Al ? Le narrateur ?
Le narrateur s’appelle dans mon imagination : Pierre.
Pourquoi ?
Écrire = construire.
Pourtant les tours s’effondrent.
_résidence Laurent Herrou | Avant | 11 juin 2003
écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
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et dernière modification le dimanche 16 juin 2013