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Avant | 19 mai 2003

« La phrase la plus éloignée de l’amour, ce ne serait pas “je te hais”, mais “je ne veux pas le savoir”. »
Camille Laurens, L’amour, roman.

« Chère Annie Ernaux,
C’est une question de légitimité. En permanence. C’est : me sentir légitime. Cela a à voir avec la reconnaissance, bien sûr, je me dis : à reconnaissance égale, là, oui, ce serait possible. Écrire à un autre écrivain. Écrire, puis après avoir reçu une réponse de cet autre, écrire à nouveau. Avoir noté l’adresse au dos de l’enveloppe, m’être demandé : c’est une invitation à poursuivre ?
Il y a aussi la pertinence de ce que l’on a à lui dire. Écrire à un écrivain pour lui parler de soi, ce serait : entrer chez un commerçant, et lui demander ce qu’il désire. Chère Annie Ernaux, que désirez-vous ?
Je ne sais pas.
Ce que je veux moi-même… Je ne sais pas non plus.
Ce que je cherche à faire – oui, là peut-être : établir un lien, tenter un rapprochement, exister. La reconnaissance.
Être reconnu.
Ou, comme vous l’avez écrit, réussir enfin à “se foutre de tout cela”. Oui, j’aimerais bien. Il faut écrire pour cela, ne pas arrêter.
« Ne pas cesser d’écrire, pas cesser de raconter ma vie sous un jour misérable et sinistre. Ne pas cesser. » Christine Angot, L’usage de la vie.
Je cite.
Je cite beaucoup.
Aujourd’hui une phrase de Camille Laurens, dans mon journal, sur l’amour. Et cette lettre, Annie, qui démarre l’écriture de la page quotidienne. Parce que c’est à vous que je pensais ce matin, en allumant mon ordinateur.
Voilà tout. »

Il faudra imprimer ensuite. Et poster dans la matinée. Comme : écrire à Manu. Répondre à Michel. Envoyer des mots à. Écrire, en somme.
J’ai pensé aux deux livres lus, hier, le Bataille et le Bonvoisin, je me suis fait la remarque que je n’en avais rien dit, que je n’en disais rien. Que je ne disais pas grand-chose des livres lus, à part ce fait-là : que je lisais des livres. Je me suis demandé ce que je faisais du journal, cela venait compléter l’interrogation de Jean-Pierre sur la question de savoir si oui ou non j’avais dit qu’il avait gravé son premier DVD avec succès, de savoir si oui ou non cela avait de la valeur, en tant que lecture. Jean-Pierre a demandé ensuite : tu as dit que je t’avais sucé ? J’ai répondu par la positive, j’ai dit : ça, toujours… J’ai demandé si cela avait plus ou moins de valeur. Il a répondu : c’est pareil. Qui veut dire qu’il faudrait qu’il y ait autre chose dans le journal. J’ai dit finalement : après tout, c’est MON journal. Ça n’a pas forcément une valeur publiable. Jean-Pierre a souri, j’ai répondu moi-même à sa contestation muette, j’ai dit : c’est évident que ça a de la valeur. J’ai parlé de Nin, encore. J’ai acheté le Delta de Vénus, et un livre de Atwood, j’ai emprunté trois livres pour ce week-end, je n’arrête plus : les livres. Ma ration de littérature. J’entasse, j’empile, j’engrange, j’emmagasine. Et puis : je vidange par le bas, par la queue, le sperme. Entrée / sortie. Je vois bien que s’est mis en place parallèlement au circuit bouffe / selles, un autre circuit qui part des livres des autres pour aboutir au sperme. Il faudrait y voir quelque chose, y chercher quelque chose. Joe, qui devrait normalement déjeuner avec moi, m’a dit au téléphone qu’elle avait eu l’impression de passer sa semaine avec moi, pendant la lecture de Livraison. Qu’elle aimait, bien sûr. Qu’elle m’en dirait plus au déjeuner. Je devrais être capable de lui demander si elle se masturbe après la lecture de mes manuscrits – j’ai failli écrire “livres”. Je sais évidemment que je ne le ferai pas.
Il y a sans doute des choses à faire, pour la journée de lundi. J’y reviendrai plus tard.

J’ai retrouvé le garçon roux dans mon journal. J’avais parlé de lui la première fois il y a un peu plus d’un an. Il portait, écrivais-je, un débardeur sous une canadienne. Je parlais de ses pectoraux. De ses questions. De l’avoir revu au déjeuner, le même jour, en avril. Il m’avait souri. Le garçon roux (je ne connais ni son nom, ni son prénom) est passé samedi. On s’est croisé dans les allées de la Fnac, on s’est souri, je me suis retourné pour lui dire bonjour, j’ai failli m’emplâtrer un client, un vieux qui a râlé. Il est passé dans mon nouveau rayon, l’Informatique, j’étais à l’accueil. Il est passé en sens inverse, on s’est regardé, c’était une fois encore (et je replace le mot exprès, parce que je l’ai retrouvé dans le journal de l’an dernier) embarrassé. Il a disparu dans le rayon des Sciences Humaines, j’ai renseigné quelqu’un, suis parti en réserve chercher un bouquin. Quand j’en suis ressorti, on se recroisait. J’avais pris ma décision, j’ai dit : excusez-moi… J’ai demandé si l’on se connaissait d’avant, j’ai dit : votre visage m’est familier… Je détestais le vouvoiement. J’ai dit : vous êtes d’ici, je veux dire : l’école… ? Il a raconté en peu de mots que non, l’enfance c’était à Marseille, il a dit : après, l’Autriche, et puis ici, il a enchaîné sur le fait que l’on se regardait, il n’a pas dit : on se croise, on se voit, il a employé le verbe “regarder” (je me suis demandé : maladresse ou c’était voulu ?). J’ai dit : donc l’école, pas possible… J’ai dit : d’autant que vous avez quel âge ? Il a dit : trente-deux, j’ai été nul, j’ai répondu : trente-six, gagné ! Ça l’a fait rire. On s’est dit : à bientôt… Séverine me regardait elle aussi, depuis l’accueil. Elle avait l’air excité, je suis venu vers elle, elle a commencé : c’est ce mec-là… On a été interrompu par un client. Plus tard elle a repris : c’est ce mec-là, à qui tu parlais, que j’ai rencontré avec Herman à sa salle de gym… Je ne voyais pas, elle a dit : celui sur qui j’ai sauté, il ne savait pas qui j’étais, j’ai dit : je travaille à la Fnac, il a répondu : ah ? Avec le garçon frisé de l’Accueil ! Je me suis rappelé. Séverine l’avait croisé une deuxième fois au Biscarra, ils avaient à peine échangé des sourires, elle était déçue. Elle a dit : et toi tu lui parles ! J’ai reconnu que je le trouvais craquant. On a déjeuné au Biscarra, en terrasse, il était, comme très souvent, à l’intérieur. Je tournais le dos à la salle, j’avais envie de quelque chose. Qu’il approche, qu’il s’assoit avec nous. Avec moi. J’avais envie qu’il vienne, qu’il parle, j’ai envie de le croiser, que l’on se parle, vraiment. En avril de l’an dernier j’ai écrit quelque chose comme : « Je tombe amoureux toutes les deux minutes. » Me relisant, j’ai ressenti ce que je ressens aujourd’hui. L’appel de cet homme, trente-deux ans, le roux. Que j’ai retrouvé facilement dans mon journal parce qu’il est roux, avec la recherche par mot-clé. Il n’y a qu’un roux dans ma vie. Un seul roux, je ne sais pas comment il s’appelle. Quand Jean-Pierre m’a sucé, j’ai pensé à lui. Lorsque j’ai joui, je me suis dit que ce n’était pas possible. Il est resté dans un coin de ma tête, la part romantique. Je me suis dit : l’embrasser. Me serrer dans ses bras. Je me suis dit : tendresse. J’ai bien pensé : sexe, et : sa queue, mais ça clochait, je voulais : que l’on parle. Bouches. Attirance. Un an déjà. Je me suis dit que j’avais tout raté, que c’était trop tard. Relisant le journal de l’an dernier, je me dis : un an, et c’est le même effet. J’ai écrit aussi : « Demain je n’y penserai plus », ou quelque chose d’équivalent. Ça a pris un an. Je crois qu’il est hétérosexuel. Sportif. Gentil. Naïf. Je crois que dès que j’aurai établi un contact différent, il me racontera ses histoires de cul. Ou d’amour – encore pire. Je crois alors que je m’en voudrai.
Éric Marteau déjeunait samedi midi au Cénac avec un tas de mecs mignons et branchés, il portait un débardeur rouge qui laissait voir ses épaules tatouées, il était épais, masculin, large, sexuel, barbu, ours, je me suis dit : pas de malaise avec lui. Pas d’erreur. Si ce n’est qu’il ne m’invite pas à déjeuner, que je ne suis sans doute plus : un garçon mignon et branché. Les cheveux sans doute. L’âge. Je vieillis. Je l’accepte.

Être descendu à la Fnac, pour trouver les cartons de correspondance que ma mère voudrait que je lui imprime, pour le bureau, ce matin. Être descendu à la Fnac, trop tôt, l’avoir su, l’avoir fait quand même. Être allé ensuite m’asseoir au Biscarra, commander un café-crème et un pain au chocolat (le dernier). Avoir bouquiné le Derek Jarman, réalisant soudain que je lisais la couleur rouge, et que l’on dit d’un roux : he’s a red head. Être parti vers midi moins le quart, conscient qu’il était trop tôt pour qu’il vienne, qu’il était là le plus souvent entre midi et deux, jamais avant (ce que je ne savais pas, mais subodorais). Qu’il doit travailler dans le coin, et prendre une pause de deux heures, entre midi et demie et deux heures et demie (peut-être une-trois). Être parti, avoir su là encore ce que je faisais, n’être pas resté déjeuner au Biscarra, pour ne pas précipiter les choses, je veux dire : les anéantir. Garder l’espoir, le fantasme. Avoir eu envie, soudain, assis au soleil, que l’on soit une semaine plus tard, et l’avoir oublié une fois encore. Avoir repris des habitudes quotidiennes, le Cénac, le verre de vin rouge les mauvais jours. Me dire que demain, je monte au stock avec Géraldine après la réunion d’équipe, que l’on va, sans doute, manger dans le coin, ensuite. Ne pas avoir envie d’être déçu, donc : ne pas avoir envie que se passe quoi que ce soit. Préférer le fantasme, faire le lien avec internet, et les hommes virtuels. Penser à Paul – c’était bien. Penser que ensuite il y avait eu déception, disappointment. Que c’est revenu, que ça reste bien, que ça continuera, peut-être… Me dire : Paul ? Le roux ? Qui ? Me demander ce que je veux, m’être dit, à la terrasse du Biscarra, que la phrase sur « tomber amoureux toutes les deux minutes » n’était pas vraie. Que je ne peux aimer qu’un seul homme à la fois. Soit : Jean-Pierre. M’être dit : désirer, soit, fantasmer, soit. M’être demandé si j’avais envie d’essayer autre chose, de tenter ma chance. Avoir pensé que c’était cela, la vie, essayer autre chose pour se rassurer, et se conforter dans l’idée du bon choix. Ou : changer, parce que c’est mieux ailleurs. Ne pas avoir d’idée préconçue, a priori. Avoir l’esprit ouvert. Derek Jarman dans la main droite, le roux à l’esprit, café-crème à la gauche, le soleil sur le Biscarra. Chemise rose, froissée, lunettes noires, star. Cannes, le Festival. Avoir croisé la manifestation en remontant l’avenue, après être allé acheter des chaussettes basses pour Jean-Pierre (que je lui promets depuis des mois). Avoir croisé la manifestation monstre, lundi 19 mai, nationale, avoir pensé à ses collègues, Jean-Pierre, avoir rencontré Esteban (je crois), qui travaille chez Lacoste, qui allait au travail, que j’ai croisé le soir de l’Hôtel Hi, avec Emily et Steve, Bill et Michelle, en en sortant justement, en remontant seul sur Gambetta, il était en vélo, yeux très noirs, espagnols, on était remonté ensemble – j’avais peur que Jean-Pierre passe en voiture, et se fasse des idées. Manifestation, et je croise Estaban, et on s’embrasse comme de vieux amis. Yeux noirs – mais je pense au roux. Aux chaussettes pour Jean-Pierre. Aux cartons de correspondance pour ma mère. À Annie Ernaux à qui j’ai posté la lettre. À la boîte vide, pour cause de grève nationale. À moi.

Kinu avait reçu mon texte, ce matin, Narcisse – et je ne me connecte pas, de peur qu’il y ait une réponse, de sa part, un avis, qu’il me fâche, qu’il ne soit pas positif. Je ne connecte pas, internet j’ai vu ce matin, Nathalie, et Kinu, puis jouissance sur AOL, une trentaine de minutes, je n’en ai pas besoin, plus. J’ai appelé ma mère pour prévenir que je ne passerais que demain matin déposer les cartons de correspondance – j’ai la flemme de redescendre en ville. J’ai appelé Apple pour connaître le prix des DVD vierges – c’était compliqué. J’ai essayé de réserver pour la création de Prejlocaj à Marseille – c’était complet. J’ai commencé un nouveau texte que j’ai intitulé fnac, en recherchant systématiquement toute phrase en rapport avec la Fnac dans mon journal depuis que j’y travaille. Je ne suis pas certain que le résultat sera probant. Je m’amuse, cela dit – déjà ça !
16:45.

Kinu appelle finalement, de lui même : il n’a pas encore lu le texte, veut juste me dire que c’est bien arrivé, et qu’il a hâte – et j’ai peur de sa déception, toujours. Il raconte l’exposition à Lyon, à la librairie gay et lesbienne de la rue Royale, il parle du dessin qu’il a fait pour ma carte de vœux, qu’il a exposé, il précise qu’il y a une note à côté du titre (Androgyne) : « pour Laurent ». Je suis touché.
Sur la boîte aux lettres électronique du 9online, il y a deux e-mails de l’UDEG (Union des Écrivains Gais), je ne suis donc pas encore rayé de la liste d’envoi. Je lis, j’ai un petit pincement au cœur, je me dis que l’on ne s’est pas compris, Pierre et moi, alors je reprends son courrier, et le ton de son mail me conforte : je n’ai rien à faire avec lui. Je sais néanmoins que cela peut changer. Je me connais.


_résidence Laurent Herrou | Avant | 19 mai 2003

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
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première mise en ligne et dernière modification le mercredi 29 mai 2013