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on n’est jamais absent (4)
Il voulait voir la dame de fer (pas celle qui a claqué cette semaine mais l’autre que Guillaume Apollinaire a calligrammé) : combien de fois me l’avait-il demandé ? On ira, un jour on ira ; je répondais toujours la même chose, on ira, mais nous finissions toujours par nous promener ailleurs ou bien nous restions là, nous en restions là. Il voulait voir celle qui a 120 ans de plus que lui et n’a plus l’âge pourtant de ferrailler avec la jeunesse, celle qui n’est jamais absente, celle que nous apercevons déjà depuis Montreuil (d’ailleurs, où que nous soyons dans les environs, il faut toujours qu’elle ramène son rivet, même quand nous la savons dans le dos ; il suffit d’un dégagement, d’une pente ou d’un reflet dans la vitrine de l’un de ces vendeurs de souvenirs pour la voir rappliquer, non pas elle seule mais démultipliée et dorée et peinturlurée et tricolorée et réduite et alignée).
Cette fois j’avais dit oui. Oui pour traverser la ville avec la ligne 9 jusqu’à Iéna. Oui pour le bain de foule. Oui pour suivre en direct le concours de la famille qui aura le plus beau sourire sur le Champ-de-Mars. Mais comme j’avais oublié que c’était jour de fuite en avant générale dans les parages, traverser l’avenue de New York pour gagner le pont d’Iéna s’avérait soudain plus difficile que prévu : coureurs en file indienne à gauche, barrières d’usage de chaque côté, flics et gilets jaunes un peu partout, bouteilles d’eau vides, peaux de banane et quartiers d’orange écrasés au sol (j’ai toujours pensé que le Marathon de Paris était une fiction et n’étais donc pas mécontent de ce petit passage derrière le décor, le long des Jardins du Trocadéro, là où se trouve un manège en bois sur lequel un avion baptisé Le Petit Prince, soixante-dix ans après la publication du conte de Saint-Ex, tourne, le plus souvent à vide).
Une fois passés de l’autre côté, alors qu’elle se dressait devant lui, déjà il ne la regardait plus et voulait aller ailleurs, monter dans un bateau-mouche, tiens, puisqu’il en avait vu un. On ira, un jour on ira, j’ai répondu.
Je crois que je n’étais jamais allé sur le quai Branly, à cet endroit précis où une plaque, matière à rêves, a été posée : « Ici débarqua le 18 mai 1867 le comte hongrois Edmond Széchenyi qui fut le premier à naviguer de Budapest à Paris sur la voie fluviale qui réunit l’Europe ».
Nous sommes restés un long moment à regarder les péniches et les vedettes se croiser, parfois une péniche en cachait une autre.
J’ai repensé que la première fois que j’ai vu la tour j’avais dix ans, j’habitais dans l’Est de la France et avais pris le train tout seul ; à l’arrivée mon oncle postier m’attendait, c’était un beau voyage. Je me souviens de ma voisine, des phrases échangées entre mes parents et elle, de leur confiance aveugle, du goût des bonbons et du Pif Gadget avec Gaston Lagaffe en couverture.
J’ai repensé aussi à mon père, à ses courses à pied incessantes, à ses marathons (mais pas de Paris) interminables. C’était le matin, tout le monde grimpait dans la R12 avec les sandwiches, on déposait mon père, on attendait le départ, on remontait dans la R12, on se postait dans un coin de campagne, on essayait de le repérer, de le supporter, de le prendre en photo et on repartait sur la ligne d’arrivée. Je me souviens de ses lèvres blanches et de ses yeux hagards.
Et soudain j’ai pensé à ma présence-absence, à tous les chantiers ouverts, à cette route que j’emprunte tous les soirs et qui continue à me travailler la nuit, cette longue ligne droite qui fait disparaître prématurément ceux qui sont en train de partir pour de bon et voit débarquer un absent, cette plongée que je ne parviens pour l’instant pas à partager.
Nous nous sommes levés, nous avons marché un peu, mangé, marché encore, joué dans les beaux quartiers – les touristes étaient dans notre dos, comme la tour. Ici s’égayaient des familles nombreuses, bien mises, argentées. Tout en le regardant progresser dans le jardin, avancer à petits pas, observant les autres, reculant soudain avant d’y aller franchement, je pensais aux photos que j’avais faites, des photos du monde sans le monde, de la ville pleine de bruit et de gens mais tous absents sur les images (difficile en effet de s’imaginer, à regarder défiler ces clichés, qu’il y avait autant de monde autour de nous) et des travaux sous la tour, ses résilles de chantier, magnifiques béquilles semblables à des rayons non pas célestes mais métalliques.
Nous sommes rentrés à bord du bus 69 jusqu’à Voltaire, sous la ville ensuite.
_photos prises le dimanche 7 avril 2013, jour du Marathon de Paris, entre le Trocadéro et le Champ-de-Mars
écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne
et dernière modification le vendredi 12 avril 2013