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bascule (20/11/12)
J’ai d’abord cru que le hasard les avait réunis là, au zinc de ce bistrot qui me rappelle toujours d’autres cafés fréquentés par les personnages de Modiano. Mais il y avait une telle tension dans leur regard, elle tournée vers la salle, lui vers la porte d’entrée, que ça ne faisait pas un pli : ces deux-là étaient en train de tordre le coup à leurs rancœurs. Peut-être parce qu’il ressemblait à Mathieu Amalric, peut-être parce qu’ils étaient beaux dans leur déchirure, j’ai pensé qu’on avait déjà dû filmer une rupture sentimentale de cette manière. J’ai repensé à La peau douce mais ça n’était pas ça. Pourtant Truffaut aurait pu filmer cette scène avec ces deux-là. Et tandis que je cherchais un titre et un nom de réalisateur, je continuais à faire des allers et retours entre les courriels à lire et eux. À dire vrai, je ne parvenais plus à me détacher d’eux. Leur histoire, je ne la connaissais pas : était-ce de la curiosité mal placée ? Je ne cherchais pourtant pas à en savoir davantage sur eux, et ils étaient trop loin de moi, et j’étais déjà en train d’écrire la mienne d’histoire. Non, c’était leur attitude, leurs gestes, leur précision, leur colère retenue qui m’aimantait. Sans doute que cette scène répondait à d’autres sinuosités intimes. Peut-être aussi qu’elle me ramenait à ce point de basculement, névralgique, quand à force de vouloir se tenir au plus près du réel on en vient à dévier de manière inéluctable vers la fiction ou l’autofiction. Chacun de leurs mots semblaient pesés et leurs phrases, courtes. Il y avait du monde autour d’eux, il fallait ne pas perdre la face sans pour autant oublier de dire à l’autre ce qu’on lui reprochait. Mais soudain il y a eu un mot de trop, celui qui n’aurait pas dû être prononcé, alors le type est parti puis est revenu près de la fille et il a parlé plus fort. Il était question d’un Vincent, d’une soirée. Il a demandé comment faire, si elle serait là. Elle a dit non avec sa bouche et sa tête et elle a fait semblant de lire le magazine qu’elle tenait depuis... depuis combien de temps ? Le barman s’est approchée d’elle (ils se connaissaient, elle était sans doute du quartier) et je crois qu’il lui a dit d’aller se laver les dents. J’étais sur le point de partir, j’allais régler ma Grimbergen, et j’ai pensé que j’avais mal entendu, il n’avait pas pu lui dire ça.
_Photo : 20 novembre 2012, en queue de rame, ligne 9.
_Le projet de GRAINS D’INSTANTS est de remonter le temps en images à partir du 18 avril 2012 où j’ai posté mon premier instantané sur le réseau social Instagram, en reprenant ou en modifiant les légendes et, en suivant son évolution, de voir ce que peut créer ce décalage spatio-temporel. Pour en savoir plus sur cette rubrique, suivez ce lien. Parallèlement à ce projet je continue d’alimenter mon carnet d’instantanés sur Instagram où je poste désormais (sauf exceptions) une photo légendée par jour.
écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne le 20 novembre 2012
et dernière modification le dimanche 19 janvier 2014