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kwakizbak #2
Ce qui s’est passé avant la naissance de Kwakizbak, je ne m’en souviens plus vraiment. J’ai fini par perdre de vue les petits événements qui n’ont pas modifié la face du monde et me suis emmêlé les pinceaux dans les fils électriques, les classeurs en plastique, les courriers mal tamponnés et les bannettes fluorescentes. Mais la chose qui semble désormais partagée par l’ensemble de la communauté présente à cette époque – voire certifiée conforme par l’administration –, c’est que Kwakizbak a pris son temps. Et que le personnel inhospitalier s’est plus d’une fois demandé, en changeant les draps ou en faisant la navette avec les plateaux-repas, si cette femme souhaitait réellement mettre son enfant au monde ou pas et si, en fin de compte, ce contretemps n’était pas un choix de sa part, un dessein malsain, voire inquiétant. Mis à part ces épiphénomènes épidermiques, personne ne s’est vraiment soucié d’elle au début. Au milieu non plus. Et ça, je m’en souviens bien.
Au bout de vingt-sept mois, les médecins ont commencé à poser des questions au ventre arrondi, mouvant. Sans réponse satisfaisante (ces vaguelettes ne peuvent émouvoir qu’un amateur non éclairé, a synthétisé le patron), ils ont décidé d’employer les gros moyens. Mais en dépit des mille et une techniques utilisées – en cela la science et la médecine font chaque jour des progrès spectaculaires –, l’enfant n’est pas apparu.
Un matin, après de nouvelles analyses et une énième échographie, quelqu’un est sorti d’une pièce sombre en hurlant qu’il n’y avait sans doute plus personne dans le ventre. Pour s’en assurer, on a envoyé un homme-grenouille puis un cameraman suivi d’un psychiatre ancien champion d’Europe de plongée en apnée. Si le premier est remonté bredouille, le second a projeté durant une heure et quarante minutes un film ennuyeux d’une noirceur rare et le troisième a refusé de parler ; il s’est d’ailleurs enfermé de longues heures dans un réfrigérateur.
Tout le staff médical, médusé, avait perdu langue et théories quand un archéologue diplômé en spéléologie s’est avancé à son tour. Il est revenu trois semaines plus tard. Bien qu’affamé et éberlué, il a de suite informé la presse et ses sponsors qu’il avait trouvé la trace d’une vie à l’intérieur de ce ventre. Quelqu’un ou quelque chose avait séjourné là durant plusieurs semaines, voire plusieurs années. La preuve en images, a-t-il dit en tendant un appareil numérique endommagé à l’obstétricien de garde. On a alors projeté son film sur écran géant que chacun commentait avec trémolos et yodles approximatifs. Ici vous remarquerez quelques os d’un poulet de Bresse, là-bas une télévision est encore allumée, une cigarette se consume dans sa coquille Saint-Jacques, ce fauteuil crevé montre qu’on s’y est affalé plus d’une fois, ce ficus se porte comme un charme, sûr qu’on s’est bien occupé de lui. Oui, quelqu’un avait vécu là et venait de partir mais où ?
Les scientifiques se sont interrogé de plus belle : que ce cas est intéressant, quelle chance avons-nous là. De son côté, la femme devait faire preuve d’humilité et de patience. Coincée jour et nuit dans la salle d’accouchement, jambes écartées et bras en croix, elle accueillait spécialistes, journalistes et autres curieux.
Je me souviens de drôles de moments. Chaque jour, plusieurs enfants abandonnés ou orphelins tentaient de se frayer un chemin en catimini, de se cacher à l’intérieur quelques instants et de ressortir en criant très fort. Mais on avait alerté les autorités.
— Je veille au grain, disait un policier qui renvoyait illico tout contrevenant, tout resquilleur, toute personne déjà née.
Une centaine de photographes, de caricaturistes et de pigistes ont commencé à faire le pied de grue, certains d’être les premiers à fêter l’événement. La population s’est mise à encourager la femme enceinte, à créer des chansons pour la soutenir (un hymne passait plusieurs fois par jour et à heures fixes dans toutes les écoles), à tricoter des écharpes et à organiser des soirées de gala au cours desquelles des prénoms étaient tirés au sort pendant que les spectateurs participaient à l’élection du prénom le plus adéquat au moyen de télécommandes profilées – le tout étant sponsorisé par une marque de couches culottes qui venait de lancer sa première console de jeux vidéos.
Quarante-trois mois sont encore passés durant lesquels les tirs de roquettes ont cessé, sauf en Galouzie. Les élections ont été suspendues, même en Galouzie. Championnats de football, randonnées pédestres et réunions philatéliques ont été annulées. Catastrophes en tout genre, raz de marées, éruptions volcaniques, tsunamis, épidémies, nationalismes ou fanatismes se sont fait discrets discrets. Puis comme tout le monde a commencé à s’ennuyer, on a repris toute activité manuelle, belliqueuse, médicamenteuse, médiatique, technologique, politique ou sportive.
C’est dans ce chaos que Kwakizbak a poussé la porte de la salle d’accouchement. Il ne pouvait passer qu’inaperçu, aucun portrait-robot n’avait été dressé. L’esprit tranquille, il a d’abord zigzagué au milieu d’une population barbue et malodorante puis il a récupéré son sac-à-dos ainsi que sa tente trois places avant d’aller saluer sa mère qui ne l’a pas reconnu.
écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne
et dernière modification le dimanche 22 novembre 2009