christophe grossi | lirécrire

Accueil > f(r)ictions > archives > la route nationale > enfantines #14

enfantines #14


 
 
Nonno a ses manies. Il compte, calcule, additionne tout ce qu’il voit, cailloux dans le jardin, moustiques tombés sur le lino, gouttes de pluie sur les vitres du salon, poils du clebs du neveu sur la banquette, nombre de gens attablés dans la salle du restaurant, la liste est infinie. Nonna craque parfois, Fais chier avec ses calculs. Quand ils sont dans les reins ils ne font plus rire personne : bouches crispées dans la salle d’attente de l’hôpital et mains qui arrachent les fiches-cuisine des magazines. Il revient, reprend ses activités, ses inventaires et, de temps en temps, il te fait part de ses résultats. Grâce à lui tu commences à faire des listes, des listes de mots, de noms. Pour lui les chiffres, le roi des chiffres, et pour toi les lettres, une belle équipe de champions.

Des fois il fixe un long moment les cailloux dans la cour : les blancs il les gardera, les noirs il les jettera par dessus les thuyas.

Avant, dans l’atelier, il comptait vis, boulons, écrous, rondelles, par boîtes entières, c’était son travail. Il ne travaille plus mais il compte encore. Compter. Toujours compter. Les bagnoles de la nationale. Ou les cailloux dans le jardin. C’est un truc qu’il a ramené de la guerre, il te dit ça, Un tic parti revenu quand je me suis retrouvé à la retraite. Quand il a commencé à s’emmerder et à boire, c’est revenu, dans les cafés.

Des fois il sort mais pas longtemps. Quatorze voitures garées sur la place, il dit.

Quand il ne compte pas il remplit des carnets ; à côté de la date, il note la couleur du ciel, la température, le nom des nouveaux-nés et des morts, celui des visiteurs, les fêtes de famille, s’il a trouvé des myrtilles ou des trompettes de la mort dans les bois, à quelle heure la tempête a arraché les tuiles de la grange. Si tu veux savoir quel temps il faisait l’an passé à la même date ou il y a sept ans, dix ans, peu importe, tu lui demandes ; il se précipite dans la cuisine, siffle, ouvre le tiroir, sort ses petits carnets, cherche la bonne page, ses deux mains tremblent, il sifflote toujours, montre du doigt le mot Bleu ou Vent ou Nuages sans desserrer les dents et repart ranger le(s) carnet(s).

Des fois il sort plus longtemps, tu le vois revenir de loin, on dirait qu’il se prépare pour un slalom géant.

Il claque la porte. C’est violent rouge pivoine ivre et méchant ce qu’il est devenu ; ses colères font peur et pleurer, on se dit qu’il va finir par tuer quelqu’un, il bégaye, il a des yeux fous, ses bras font de drôles de moulinets, une paire de gifles à table devant toute la famille réunie et c’est reparti pour un tour, il sort alors le couteau de cuisine du tiroir et le plante dans une chaise-bouclier.

Des fois, tu es assis sur les marches de l’escalier, tu entends des cris, tout le monde s’y met, la smala la smala. Tu comptes les points.

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
BY-NC-SA (site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne et dernière modification le dimanche 13 mars 2011