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enfantines #1


 
 
Tu as deux trois ans pas plus, tes parents un peu moins de quarante-cinq à eux deux, ta soeur dix-huit mois disons. Vous habitez depuis un an dans une ville blanche près de l’atlantique au sud du détroit de Gibraltar. Vous la quittez parfois pour rejoindre la côte où ton père vous mitraille avec son appareil. Sur une des photos, tu tournes le dos à l’horizon, derrière toi on devine les rochers la côte découpée les rouleaux ; ici l’eau est plus chaude qu’en Bretagne. Tu es nu, du sel dans les yeux, tu ne sais pas cheminer en flottant. Avec tes cheveux bouclés un peu blonds, tes grands cils, tu ressembles à une fille.

Les gens de ce pays me regardent de travers, dit ta mère, me font peur, faut rentrer je vais en crever.

Ton père pense « mécanique », « soleil », une vie au soleil, mieux que l’enclave, mieux que la pluie et le froid, les patates et l’enclave, faire la mécanique pour les Peugeot. Ta soeur ne braille jamais, pas comme toi dirait-on.

Tu mets des plombes à t’endormir, tu te fais entendre de tout le monde, la nuit le jour, les voisins tapent contre les tuyaux, c’est fini ce bordel, en arabe tu ne sais pas comment on dit ça. Sur les photos, on voit bien que ta mère est triste, même quand ton père retourne les brochettes sur le balcon. Ta soeur et toi vous vous chamaillez. Après les pleurs : qui sait qui a commencé ?

Jour de marché dans la grande ville blanche. Bruits couleurs odeurs mouvements. Tu marches dans une forêt de gens, un livre de contes animé. Les adultes organisés ont dressé une liste, poisson merguez tajine pastilla harira, pratique et sans risque d’oublis. Ils regardent sentent touchent règlent rangent rayent. Les enfants regardent aussi sentent aussi, toucher non, écoute un peu quand je te parle. Tu te retournes, quelque chose ou quelqu’un t’éloigne d’eux, tu t’égares dans la grande ville animée et blanche. Perdu.

Viennent les cris, l’engueulade peut-être, la peur en tout cas.

(On ne le retrouvera plus, il a été enlevé par des marchands d’enfants, on va l’emmener dans le désert pour l’échanger contre des chameaux. Ou pire.)

Quelqu’un t’appelle te parle, langue déjà entendue. Il t’offre un fruit une pâtisserie un bonbon, quelque chose de sucré. Tu en raffoles. Il s’agite, fait des gestes dans ta direction, ses mains ses yeux bougent sans cesse. On dirait un pantin, il est marrant. D’autres s’activent, drôle de danse autour de toi. Tu danses avec eux.

D’autres cris maintenant, ta famille. Le pantin continue sa danse. Rire, pas rire, non pas drôle. On te secoue alors que tu viens de manger. On te dit des choses qui font peur. Les yeux sont rouges humides, les bouches grimacent, les dents à deux centimètres de ton visage, méduse et renard. C’en est fini pour toi. On te prend par la main, on te tire par le bras. Même pas le temps de dire au revoir au marionnettiste gentil.

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
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première mise en ligne et dernière modification le dimanche 12 septembre 2010