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Christophe Fourvel | 10 mois de poésie

Reprise ici d’un texte qui exprime un sentiment que nous sommes nombreux à partager. Publié dans le numéro 15 de Novo, revue diffusée dans le grand Est et feuilletable ici, ce texte m’a été adressé par son auteur, Christophe Fourvel dont beaucoup savent déjà combien ses livres ont de l’importance pour moi. Parce que je ne souhaitais pas que les lecteurs du grand Est soient les seuls à le lire, parce que je n’avais pas les adresses mail de tous ceux à qui j’avais envie de l’envoyer, parce que Christophe Fourvel n’a pas de blog, de compte twitter ou facebook (ce qui n’empêche pas ce texte de circuler là depuis quelques jours grâce à Éric Pessan et à Fabienne Yvert notamment), je lui ai demandé l’autorisation de le diffuser depuis ces déboîtements. Qu’il en soit remercié. Et la revue Novo aussi du reste.
 
 

 
 

En avril dernier, la revue mexicaine Proceso a publié une longue lettre du poète Javier Sicilia, reprise en partie dans le journal Libération [1] quelques jours plus tard. Javier Sicilia l’a écrite après que son fils a été retrouvé mort, pieds et poings liés, dans le coffre d’une voiture, au milieu de six autres corps. Il fut l’une des innombrables victimes innocentes de cette guerre cruelle que se livrent les narcotrafiquants et l’état mexicain depuis que le gouvernement Calderón a décidé de répondre par la force au règne des patrons de la drogue. La lettre de Sicilia s’adresse d’abord au gouvernement qu’elle accuse de ses échecs meurtriers du fait de sa médiocrité, de ses rivalités internes, de sa cruauté et de sa corruption. Parmi les phrases qui composent cette longue adresse, une, plus incandescente encore que les autres, dit ceci : il n’existe pas de mots pour décrire cette douleur et seule, peut-être, la poésie pourrait l’évoquer mais vous ne connaissez rien à la poésie. Alors ce que je veux vous dire tout simplement, aujourd’hui, (…) c’est que nous n’en pouvons plus.
Je n’ai jamais aimé le mot "poésie". Il s’épuise pour moi en un grand écart inélégant entre une signification simple (ce qui est authentique, humain) et son grand contraire, l’expérimentation formelle, l’artificialité laborantine. Je n’ai jamais aimé le mot "poésie" car la majorité l’a roulé admirativement dans une farine niaise, une utopie de pacotille, tandis que d’autres le moquait. Pourtant, dans la lettre de Javier Sicilia, le mot allume un prodigieux incendie. Oui, les gouvernants ne comprennent rien à la poésie et cela nous apparaît soudain, dans le contexte de ce cri désespéré, comme la source de tous nos drames. Plus loin, le poète cite le révolutionnaire cubain José Marti et cette adresse aux gouvernants, d’une limpidité tranchante : "si vous n’y arrivez pas, démissionnez". Si le monde entier et particulièrement l’Europe ne vit pas aujourd’hui le drame d’un Mexique en apnée dans sa violence crasse, aveugle et bêtement cupide, ces deux phrases qui parlent de poésie et d’incompétence responsable ont le pouvoir de résonner sur les places de toutes les grandes villes du monde. "si vous n’y arrivez pas, démissionnez"… Face aux gouvernants, aux décideurs, nous sommes malades et déprimés d’éprouver si fort le sentiment d’avoir raison et celui de ne pas être entendus. Dans une chanson, Jacques Brel dit que quand on lui demande d’où il est, plutôt que de dire de Belgique, il préfère répondre "fatigué". Cela pourrait bien devenir notre nationalité à tous : fatigués. Un terme qui dira notre lassitude d’être de cette minorité humaniste qui ne comprend pas pourquoi l’humanisme est devenu à ce point minoritaire. Cela m’évoque un roman "parfois" très beau de l’écrivain finlandais, Roy Jacobsen et intitulé Les Bûcherons [2]. Un homme décide pendant la guerre de ne pas fuir l’avancée de l’armée rouge sur son territoire. Il est humble, simple, bûcheron. Il sera bûcheron pour l’ennemi, en compagnie d’autres bannis, russes ou juifs, ceux-là, tous contraints d’affronter la forêt et un froid abyssal pour réchauffer les soldats épuisés. Tombés ensemble dans les mains de l’armée finlandaise, ils se diront ni russes, ni finlandais mais "bûcherons". Là est leur identité commune. Leur histoire. Leur force de vie. Encore une belle histoire de minorité. De gens "fatigués". La parole profonde est toujours minoritaire. Pendant les dix mois qui nous séparent, en France, de l’élection présidentielle, ceux qui ambitionnent de nous gouverner vont commencer à dire n’importe quoi ; tenter misérablement d’exister en disant volontairement n’importe quoi. Il faudrait que nous fassions notre choix maintenant. Décider maintenant pour qui nous voterons et ainsi s’économiser un an de mensonges. Restons vigilants mais sourds aux discours écrits par les communicants. Et consacrons-nous à la poésie.
Christophe Fourvel

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
BY-NC-SA (site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne le 14 juillet 2011 et dernière modification le mercredi 11 janvier 2012


[1Édition datée du 12 avril 2011. La lettre s’intitule : Mexique : vous régnerez sur un tas d’ossements.

[2Gallimard, collection du monde entier.