christophe grossi | lirécrire

Accueil > f(r)ictions > archives > la route nationale > traverser #15

traverser #15

JPEG - 85.7 ko

 

(Soixante et quelques.)

Depuis des heures je compte à ta place, je cherche à deviner où tu as bien pu filer et quelqu’un que je n’ai pas eu le temps de reconnaître me dit d’abandonner, de t’abandonner. J’ai dans les bottes des montagnes de questions et me retourne le ciboulot jusqu’à la torniole quand un inconnu dans sa caisse en série, alors que j’arrive à peine à reprendre mon souffle à soixante-cinq et sans rien me dire de plus que laisse tomber mon pote, me pousse soudain à tout lâcher. Alors comme ça, disparu, exit, fini, page suivante, fermer l’onglet, sa peau penser à sa peau rien qu’à sa peau mais celle qui pourrit peut-être non, pffffuit, c’est ça que je devrais faire, pffffuit ? Mais n’a-t-il jamais perdu quelqu’un ce type dans sa bagnole ? Ne s’est-il jamais demandé qui de nous, quelle partie cachée de nous était atteinte quand quelqu’un disparaissait ? Ainsi tu te serais perdu envolé paumé et je t’aurais effacé rayé supprimé gommé chassé de mon esprit, de ce monde, de cette tragédie, kaput, tout ça parce qu’on m’aurait conseillé de laisser tomber, parce que je serais en train de perdre mon temps ? Et je devrais me satisfaire de ça ? Parce que des gens disparaissent tous les jours et qu’on ne va pas en faire toute une histoire... Laisse tomber petit, tes couteaux dans la gorge crache-les dans le trou, ils graveront eux-mêmes le nom du disparu, c’est ça ? Mais tu as disparu ne signifie pas forcément que tu es mort. Voilà ce que j’aurais dû gueuler à la face de ce type qui a remonté en moins de deux la vitre fumée de sa bagnole gris métallisé sans même chercher à savoir ce qui disparaît dans cette histoire, sans se demander quels bouts de moi, de mon corps, de ma mémoire, de mon histoire avec toi, ont disparu depuis que je me suis mis à ta recherche, depuis que je compte à ta place. Oui tu es peut-être mort, on t’a peut-être renversé enlevé assassiné torturé, je ne sais pas moi mais mon corps, celui qui ne tient plus en place depuis le début, ce corps je commence à ne plus le reconnaître et je sais que c’est ce morceau de toi en moi cet engourdissement, ce toi qui n’est plus là, et qui parle à ma place.

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
BY-NC-SA (site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne et dernière modification le mercredi 18 mai 2011

Messages