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traverser #10

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(Quarante-huit.)

Une chose est sûre, le pain et le journal, même avec tes guiboles rouillées tu aurais pu les ramener en moins de dix minutes. Mais voilà, il y avait cette nationale à traverser et ces bagnoles qui ne s’arrêtaient pas. Et là le temps ne comptait plus. Parce que pour le reste ce n’était pas très compliqué puisque vous habitiez à deux cents mètres de la boulangerie et de la maison de la presse. On voyait d’ailleurs leurs ardoises depuis les fenêtres de votre salon. Alors oui, s’il n’y avait pas eu cette route, tu en aurais eu pour dix minutes. Combien de fois ai-je entendu ça ? Même avec tes guiboles qui n’allaient plus si bien, ça ne fait rien, tu en aurais eu pour dix minutes à peine, huit ou neuf peut-être bien. Et pourquoi pas deux pendant que tu y es, te disait-elle parfois ? Mais tu préférais l’ignorer et rester bien aligné dans ton couloir, le témoin dans la main droite : tu te rends compte un peu, il faut que j’attende qu’on veuille bien me laisser passer, si c’est pas le monde à l’envers ça. On aimerait peut-être que je passe en quatrième vitesse entre deux dingos, disais-tu encore. Mais tu ne le faisais jamais et n’avais jamais essayé. Je vais quand même pas me faire foutre en l’air pour ça non, à cent mètres de chez nous, et puis quoi encore ? lui donner raison tant qu’on y est ? Tu crois peut-être que je le sais pas, va, qu’elle se poste derrière les rideaux du salon dès que je suis sorti, me disais-tu tandis qu’elle venait de quitter la pièce. Je me doute, va, qu’elle doit se dire que je vais me faire renverser un jour si je continue à traîner mes guiboles qui ne vont plus bien ensemble. Pour ça, tu n’avais pas besoin de te retourner, tu savais qu’elle était là, sentais sa présence. Mais le pain, fallait bien aller le chercher. Déjà que tu te persuadais depuis un moment que tu n’étais plus bon qu’à ça (ramener le pain et le journal), raison de plus pour ne pas laisser ça à quelqu’un d’autre que toi, à un voisin, un gosse ou une aide à la noix. N’aurait manqué plus que ça, gueulais-tu, qu’on me ramène mon pain et avec le sourire en prime, alors que tu avais déjà comme l’impression d’être bon pour la casse : ils peuvent le garder leur sourire, avec le reste, tous autant qu’ils sont, et avec mon coup de pied au cul, en plus... Dix minutes je te dis, arrête-moi toutes ces bagnoles et laisse-moi dix minutes, tu verras que c’est pas des craques, et le pain sera encore tout chaud.

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
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première mise en ligne et dernière modification le mercredi 27 avril 2011