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from J.

 
 

 
Vous tendez un fil dans un coin de votre grenier, vous y accrochez un bout de fiche bristol sur laquelle vous avez recopié une citation, vous montez sur une chaise et prenez appui sur le rebord du Velux, le ciel dans son enclos est rarement monochrome par ici, vous grimpez sur le toit.
Sur le boulevard une femme enceinte tient dans sa main gauche une pinte de bière, de la pils, ¡a tu salud !, tandis que la main droite caresse son ventre qui est rond ; cette femme vous regarde depuis trois quatre jours à présent.
Vous n’avez plus de nouvelles de J. et ne savez pas quel prénom tatoué elle a choisi : la bière est espagnole et Cervantes n’est jamais revenu dans la chambre à coucher.

C’était hier, vous veniez de découvrir Louise Warren tandis qu’une femme (une autre encore) snifait une ligne de lessive (la marque est un prénom connu), fenêtre&monde ensemble : la préposition et le conditionnel nous conditionnent de suite et font exploser toute négation, dites-vous, lisant la citation à qui voudrait l’entendre.
La bière, la lessive, mais pas la même femme.
J., elle, est restée pour toujours dans cette vidéo qui doit bien traîner quelque part, sur un disque dur, pas de cloud dans cet enclos ; vous pourrez toujours prétexter que vous avez mal grandi.

Vous relisez cette phrase à voix haute et plusieurs fois de suite ; vous ouvrez et refermez le Velux à chaque fois que l’un de vous l’a prononcée mais soudain quelqu’un tente de s’interposer.
Visiblement cette fenêtre sur le monde embarrasse ce couturier (smoking, lunettes, gants et noeud papillon noirs, chemise blanche, gilet jaune fluo) ; derrière lui une voiture en panne a été rangée sur le bas côté, les feux de détresse sont allumés, un triangle rouge a été posé au milieu de la chaussée, la nuit tombe, le monde se présente et s’affirme.
Vous n’avez pas de voiture : il y a belle lurette que la 4L Savane s’est coupée en deux dans le sens de la largeur et à Madrid, là où D. continue de gesticuler au carrefour, son rottweiler n’est pas J. non plus.

Personne ne vous voit regarder ces photos qui vous regardent et qui n’existent pas encore tout à fait ; il n’empêche que chacune d’entre elles vous regarde comme si vous ne deviez jamais nous revoir ; "sans fenêtre il n’y aurait pas de monde" suit le fil d’Ariane tandis que vous cherchez à chasser les images qui ne résisteront pas à la nuit ; aucun photographe ne les réalisera jamais, vous êtes persuadés de ça.
Personne ne nous regardera plus de cette façon-là, dites-vous au nuage de lait, pas même ce bébé nu soutenu d’un côté par les deux mains d’une femme (sans visage) et de l’autre par deux mains d’homme (sans visage non plus), ce nouveau-né souriant et tatoué sur tout le corps, windows sur le front, une virgule sur une joue, clic-clac-kodak sur l’autre, Ronald sur le ventre, d’autres logos que vous ne reconnaissez pas sur le torse et les côtes, celui d’un soda rougéblanc sur la main gauche et d’une marque de baladeurs mp3 sur la cuisse droite.
Vous ne verrez plus le monde de J. tel que vous l’avez connu.
 
 


Ce texte a été initialement publié sur le site de Juliette Mézenc (mot maquis) lors des vases communicants de mars 2011.

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
BY-NC-SA (site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne et dernière modification le mercredi 4 mai 2011