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Christine Jeanney | traversées
C’était ainsi. Traverser et se rendre de l’autre côté puis rentrer, ou enfiler les traversées comme on enfile des perles sur un fil, ou mieux, des boulons sur une vis sans fin, des traversées recommencées, nonchalantes, éperdues, dramatiques.
Ça t’ennuyait ces filets qui ne tremblaient pas, puisque tout devait trembler un jour, il n’y avait pas de plus cruel mensonge que celui de croire ou de faire croire que rien n’allait trembler. Le journal, c’était une autre histoire encore. Avec d’autres limites imposées, d’autres vis, d’autres hécatombes. Piétiner, trépigner, des heures durant. Le cheval qui refusait l’élan et l’obstacle, la bête qui ne voulait pas, qui disait non avec sa peau.
Depuis des heures je compte à ta place.
Des heures à assister à la descente lente, des heures à ne pas tendre les bras pour maintenir ce qu’il faudrait. Il aurait fallu, il n’aurait peut-être pas fallu. Des heures de coton où l’expérience du vide vide le corps, où la volonté cesse, la volonté trahit, tarie, qu’est-ce que tu peux.
Les volets étaient baissés, fermés. Partout c’était comme ça. On se rassure un peu avec des portes. On écope, la voie d’eau progresse, mais on ne coule pas, les volets sont fermés. C’est ce que tu constatais de l’extérieur, car tu ne voulais pas participer à la débâcle, tu ne voulais pas couler toi aussi, tu avais de la peine (et tu savais une portion de toi qui allait s’enfoncer, couler, une forme aspirée avant ensevelissement, ta lutte. Tu combattais la traversée). Tu appelais. Tu criais Vous avez vos malades vous aussi, vos morts et vos disparus, vos fantômes et vos visions, vos trouilles bleues et vos gueules dans la mine.
Tu comprenais, placé des deux côtés du mur, tu pouvais imaginer le bruit derrière, ça t’épuisait parfois, ça te calmait aussi. Ton cœur pouvait lâcher à n’importe quel moment et tes jambes t’abandonner. Tu le savais, tu pressentais. Traverser, c’est de l’impuissance. Une colère rentrée qui t’accompagne, une petite rage insistante qui cogne, la tête tapée au sol et l’incompréhension qui te tient par la nuque et qui bat - Il aurait fallu, il n’aurait peut-être pas fallu ?
Traverser en adieu, en signe de non appartenance, constat d’union et d’affection, traverser en attache, attachement, bande, bride, chaîne, ciment, corde, cordon, traverser en lacet, intermédiaire, l’espace inconsistant autour de la barrière, le traverser.
Et là le temps ne comptait plus.
La peur de finir dessous.
(ma dernière chance)
C’était comme un vertige de s’approcher, la traversée comme une méprise, car rien ne ressemblait plus à une cage d’escalier que cette route plate, à une crevasse extrême que cette plate-forme rase, les constructions mentaient, si différentes de leurs fonctions, comme tout se mélangeait dedans, pendant le temps du déplacement, la longueur du voyage (et pendant ce laps de temps tu ne pouvais pas nier que Tu avais pensé à des compromis possibles, il ne pouvait y en avoir).
Tous traversaient on aurait dit (leurs yeux d’animaux tristes fonçaient dans le décor).
Jusqu’à ce que je comprenne.
Ils gueulaient que les chars allaient arriver d’une minute à l’autre.
Mais ça n’avait pas marché, personne ne s’était arrêté pour autant.
Parce que cette rupture avec le dehors était devenue leur sel.
Ta tête, tu ne l’as plus remuée. Ni dans un sens ni dans l’autre.
Mais tu as traversé.
Je me souviens encore du choc provoqué par la lecture du récit de Christine Jeanney, Signes cliniques. C’était il y a neuf ou dix mois et je ne savais pas à l’époque qu’elle vivait en Franche-Comté (région aux ressources insoupçonnées). Depuis je lui suis fidèle comme on dit (et pourtant ce n’est pas de tout repos : Christine écrit et publie tous les jours de nouveaux textes). Pour vous faire une idée de ses différents labos, ateliers, projets et chantiers visitez donc ses sites et blogs (tout est expliqué ici) et lisez aussi ses Fichaises, ensemble de textes aussi décalés et puissants que le Plume de Michaux. Aujourd’hui, dans le cadre des vases communicants, si Christine m’a confié son journal du rat ainsi qu’une photo je lui ai quant à moi prêté une des séries (avec photo également) sur lesquelles je travaille en ce moment, "traverser". Merci à elle pour cet échange très stimulant et son déboîtement du jour qui m’a beaucoup ému. Pour savoir ce que j’ai fait de son rat il vous suffira de caresser votre souris.
Ce texte de Christine Jeanney a été écrit dans le cadre des vases communicants. Une fois de plus, sans Brigitte Célérier nous aurions été paumés ; grand merci aussi à elle d’avoir tenu à jour la liste des 19 échanges du mois que vous retrouverez ici ou là.
écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne
et dernière modification le vendredi 3 juin 2011